Nul besoin d'être un grand observateur pour trouver dans le massif forestier de Fontainebleau et ses satellites des traces de la présence des carriers ! Si les grimpeurs imaginent souvent le nombre de beaux rochers qu'ils ont réduit en pavés, on peut quand même les remercier pour quelques très beaux passages que nous leur devons. En complément d'une visite du sentier de découverte dont parlait la TL2B, des films et de quelques rares témoignages sur ce dur métier, nous vous proposons de revenir sur un excellent article écrit par Didier Roger avec la complicité de Thierry Szubert et de bien d'autres amis de la forêt tels que Ghyslaine, Jean-Pierre, Emmanuel et Christine. Nous l'avons un peu transformé. Ce patrimoine des carrière fait l'objet de toute l'attention de nos amis de l'AAFF qui a d'ailleurs une Commission spéciale sur le sujet !

Aujourd'hui, c'est avec une certaine nostalgie que nous croisons les nombreux vestiges de ce passé industriel. Sous leur épaisse couche d'humus et de mousse, on devine bien encore, ces murs, ravelins ou chaises d'écales, ces gros blocs de rochers débités en boites à coins et encore debout, ces vieux chemins d'accès en pentes avec leurs remblais, et ces refuges de pierres. Ils nous semblent toujours attendre le retour improbable des ouvriers qui les ont abandonnés un jour de 1907 ou de 1983...

Il faut parfois beaucoup d'imagination pour deviner qu'en ces lieux aujourd'hui si paisibles, il n'y a pas si longtemps encore, tout n'était que chaos indescriptible. Le paysage y ressemblait à un champ de bataille de la première guerre mondiale, lardé de tranchées et labouré de trous d'obus. La végétation y avait disparu, les roches étaient à nu, défigurées, bouleversées méthodiquement, sous les coups précis et assourdissants des grosses masses des carriers frappant les coins de fer dans les blocs ou par les terribles détonations des mines explosant les roches. Et l'on se prend à croire que si tout cela avait pu perdurer impunément, la forêt de Fontainebleau ne serait peut-être finalement plus de nos jours, qu'une platitude forestière, jonchée d'amoncellements de cailloux et parsemée de crevasses... 
Ancien abri de carriers détruit par le passage des engins forestiers !

Histoire d'une industrie disparue :


On a évoqué la géologie du site et ses bancs gréseux de différentes duretés. Au XIIe siècle et pour de longues années encore, les voies de communication française sont constitué de chemins boueux, pierreux ou chaotiques. Dans Paris, comme dans les autres villes, Ies chaussées n’étaient pas pavées, sauf pour quelques rares axes principaux ou sur certains carrefours. Le plus souvent, les rues étaient recouvertes d’une simple couche stabilisante, constituée d’un mélange de terre, d’argile, de sable et de caillasse, parfois complétées par des rigoles axiales en pierre. De plus, les intempéries et le "tout à la rue" provenant des maisons qui les bordaient, se déversant à même la chaussée, les inondaient, puis les transformaient en véritables bourbiers impraticables et nauséabonds. Sous le règne du roi Louis XIII, la moitié seulement des rues de Paris étaient pavées. Il fallut attendre le courant du XIXème siècle pour qu’elles soient -enfin- toutes pavées et doublées de conduits d’évacuations des eaux usées, par des égouts souterrains !

Si quelques pavés ont donc été retiré de la forêt avant le XIIe, ne serait-ce pour la construction, cette exploitation n’est attestée cependant pour la première fois qu’en 1184, par une Ordonnance Royale qui autorisait -sous certaines conditions- l’ouverture par adjudications, de carrières en certains lieux du massif, là où se trouvaient des bancs de grès. Cette Ordonnance précédait un Édit promulgué un an plus tard par le roi Philippe-Auguste, exigeant le pavage de toutes les rues de Paris.

Ce besoin de pavage, mais aussi la construction de bâtiments, de ponts, et l'amélioration des routes permit de faire vivre des générations de carriers et leurs familles durant plusieurs siècles dans tout le Gâtinais Français.
Ouvriers dans une carrière de Fontainebleau
Le Pifomètre

Dans la vallée de l'Essonne et le massif forestier de Fontainebleau, on trouve principalement du grès de type dit "blanc", c'est à dire composé de silice très pure. Ce grès était divisé en trois qualités différentes : le célèbre "pif", "paf", "pouf" correspondant au pifomètre des carriers. Ces dénominations proviennent du son que la roche émet lorsqu'elle est frappée :

Le grès "pif" est le plus dur. Il est dit "vif" ou "noble". Il servait principalement à la construction de bâtiments. On le trouve notamment dans le massif du Mont Ussy, dont les pierres servirent à construire le premier château de Fontainebleau, et certaines parties de l'édifice actuel, notamment : le grand escalier, les linteaux des portes et des fenêtres ou le pavage des cours. C'est un des plus difficile à travailler.Le grès "paf", ou "franc" est le plus courant dans le massif de Fontainebleau. De très bonne bonne qualité, il était utilisé pour les constructions et le pavage.

Le grès dit "pouf" dit "maigre" ou "mou" est très mauvaise qualité, car insuffisamment solidifié. C'est notamment celui que l'on trouve dans le sud de la forêt, notamment à Larchant. Il peut se retrouver très friable par endroits. Il n’était utilisé que pour l’édification de murs de délimitation, de bordures de trottoirs ou pour le pavage de voies secondaires.

Il existe également une quatrième qualité de grès -assez rare dans la région- appelée "royale". Ce grès, qui a la propriété d'être à la fois tendre et ferme, est idéal pour la réalisation de sculptures.

L'âge d'or


L’exploitation des carrières de Fontainebleau s’intensifia considérablement à partir des XVIe et XVIIe siècles ; dans un premier temps uniquement autour de la ville d’Avon. Puis, devant la demande importante, elle s’étendit petit à petit dans l’ensemble du domaine, d'abord essentiellement dans les chaos rocheux puis sur les platières. A partir de la fin du XVIIIe siècle et au début du Premier Empire, les carrières s'étendent au Sud de la ville de Fontainebleau (Haut Mont, Rocher Boulin...) devant le besoin sans cesse croissant de pavés pour la capitale.

L'industrie arriva à son apogée dans les années 1840. On comptait alors -selon les sources- entre 1000 et 2000 ouvriers permanents et saisonniers (journaliers, fermiers, bûcherons...) dans tout le massif. Les carrières étaient si nombreuses, que l’on ouvrit alors de nouvelles veines dites "ouvertes" situées sous l’humus du tapis forestier, au dessous des platières, mais aussi dans la plaine forestière. Les carriers extrayaient à cette époque entre trois et quatre millions de pavés par an, qui étaient ensuite déposés sur des tombereaux, et conduits en des points de stockage. Puis ils étaient chargés sur de lourds charrois et acheminés sur des routes pavées (dont certaines sont encore visibles), principalement à destination du port de Valvins à Fontainebleau et de celui du port dit des "Pavés de la Cave" à Bois-Le-Roi. De là, ils étaient transbordés sur des barges et des péniches et expédiés pour l’essentiel à Paris.



Dans les massifs des Etroitures, du Long Rocher et du Restant du Long Rocher se trouvaient de grandes exploitations, ouvertes dès les années 1820. Et, afin d’évacuer plus rapidement les quantités énormes de pavés débités, les entrepreneurs eurent l’idée de faire construire une petite ligne ferrée à voie étroite sur plan incliné, ouverte en 1837. Une fois taillés, les pavés étaient chargés dans des wagonnets stationnés en haut de l'amas rocheux en exploitation. Les wagonnets étaient ensuite descendus le long de la pente sur une distance de 900 m environ à l'aide de câbles actionnés par une machine à vapeur. Puis les pavés étaient transbordés sur des charrois jusqu'au canal du Loing. De là, ils étaient embarqués sur des bateaux à destination de la capitale. On trouve de nombreuses traces du remblai de cette voie ferrée, ainsi qu’un départ de pont maçonné le long de son ancien tracé dans la parcelle n° 546.

Le déclin

Toujours à la pointe des révoltes ouvrières au cours des âges, notamment, peu après la révolution de 1830, les carriers ont été le fer de lance de l’insurrection de Fontainebleau, lors de la révolution de février 1848.

En 1848, Paris décida de se fournir en pavés produits dans sa proche banlieue Sud, ainsi que dans les Ardennes françaises et belges ; ce qui eut pour résultat de diminuer fortement la production belifontaine. Cette diminution de la production, en plus de la forte concurrence du grès des Ardennes, réputé plus résistant, et du granit (ou granite) de Bretagne, entraîna dans les années 1880, la fermeture de bon nombre d'exploitations. Enfin, dès 1850, l’utilisation de l’asphalte pour le recouvrement des chaussées sonne le glas de l'industrie des carriers.


Les plaintes incessantes contre l’exploitation du grès déposées par les peintres de Barbizon, des artistes, puis des premières associations de protection des massifs rocheux et de sa forêt, finirent par décider les autorités locales à interdire par un arrêté publié en 1907, l’extraction du grès dans tous les massifs du domaine de l'ancien bornage Royal. La poursuite du commerce de la pierre fut encore autorisée dans les parcelles privées situées autour des Trois Pignons, du Coquibus et de la plaine de Chanfroy. Mais un arrêté de 1982 interdit définitivement toute exploitation en ses nouvelles limites domaniales, rachetées par expropriation des propriétaires locaux, ou récupérées à l'Armée. La dernière carrière, située au Coquibus, ferma définitivement en 1983. Une carrière a cependant été ouverte en 1987 sur le territoire de la commune de Moigny-sur-Ecole et deux autres étaient encore en fonction il y a quelques décennie en Essonne du coté de Videlles les roches.



Un métier rude avec une espérance de vie courte !

Si quelques forçats ont bien œuvré sur des chantiers de taille de la pierre en forêt de Fontainebleau ; et notamment dans les environs de la plaine de Chanfroy et autour du Long Rocher, le métier de carrier est plutôt une véritable profession...

La technique consistait principalement à enfoncer des coins de bois dans des interstices naturels (les sillons) ou ébauchés à l'aide d'outils, dans le banc de grès à découper. Ils devaient ensuite être mouillés constamment, afin qu'ils gonflent et finissent par la faire éclater en gros blocs, appelés "mortaises" ou "boites à coins". À l'aide de masses et de coins en fer, ces mortaises étaient ensuite transformées en sections plus petites, pour être finalement débitées, soit en pavés, bordures de trottoirs ou en éléments pour la construction.






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1 : Finition d'un pavé au ciseau dans un baquet rempli de sable, afin d'amortir les chocs 2 : Division d'un gros bloc de grès 3 : Creusement d'un trou à l'aide d'une barre à mine frappée à la masse, afin d'y placer de l'explosif pour faire éclater la roche

À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, cette méthode fut remplacée par une autre plus rapide, qui consistait au remplacement des coins de bois par l’utilisation de grosses masses en fer tenues à deux mains, qui frappaient de gros coins métalliques en appui sur la roche. Un ouvrier aguerri pouvait débiter plus de 12 000 pavés par an.




 3 et 4 : Barres à languettes (ou coins éclateurs) Photos : Th. Szubert

Il y a peu dans un abris bien caché, on trouvait encore des outils...

A partir du XIXe, au Rocher du Long Boyau, du Cuvier Châtillon et au Mont Saint-Germain, les grandes entreprises utilisèrent des explosifs en barres (poudre noire) afin de pouvoir arracher de gros blocs de grès aux fronts de tailles. Les ouvriers pratiquaient des trous cylindriques de trois à quatre centimètres de diamètre, sur une profondeur de trois à quatre mètres dans la roche avec des barres à mines. Puis on y insérait l'explosif muni d'une mèche longue. On complétait le bouchage du trou à l'aide de bourres et de silice. On allumait ensuite la mèche pour faire éclater la roche. Plus tard, l'utilisation d'explosifs se généralisa sur les parties du massif forestier encore autorisées à l'exploitation des carrières.





La vie des carriers était particulièrement difficile, ces hommes travaillaient jusqu’à 14 heures par jour, six jours par semaine, d’un labeur particulièrement harassant et pour un salaire de misère. Pauvres parmi les pauvres, vivant en marge de la société, ces malheureux, souvent alcoolisés étaient, au bout de quelques années passées sur les chantiers, atteints par la silicose, causée ici par la poussière de grès accumulée durant des années dans leurs poumons lors de l’extraction de la roche. Leur espérance de vie dépassait rarement les 45 ans ; alors qu'elle se situait autour de 60 ans pour d'autres professions à la même époque.





Il existait également une autre catégorie d'ouvriers, celle des saisonniers. Il s'agissait soit : de paysans de la région, qui travaillaient dans les carrières en période de saison morte à la ferme. Ces fermiers pouvaient quelquefois être les propriétaires des terrains exploités. Soit : des Cheminots ou vagabonds de passage, qui louaient leurs bras pour quelques semaines ou quelques mois dans les exploitations de la pierre de grès.
Au cours des années 1920, devant la pénurie de main d'œuvre autochtone dans les zones encore autorisées pour l'extraction du grès, les entrepreneurs, pour compenser le manque de personnels, durent engager de nombreux travailleurs issus de l'immigration, et presque essentiellement des italiens fuyant le régime fasciste de leur pays.


Sur leurs chantiers, les carriers devaient la plupart du temps fournir leur propre matériel pour la taille. Ces outils indispensables à l’exercice de leur profession, étaient leurs biens les plus précieux. L’achat d’une seule masse neuve équivalait à près de deux semaines du salaire moyen d'un ouvrier dans les années 1850. Aussi, après leur labeur, beaucoup d'ouvriers laissaient leur outillage -trop lourd à porter- en le cachant sur place dans de petits abris creusés à cet effet. Mais malgré ces précautions, les vols d’outils dans les chantiers n’étaient pas rares à cette époque, comme l’attestent les nombreux procès verbaux de plaintes déposées à ce sujet.




Je reviendrai sur ce sujet longuement dans le livre à paraître en 2016...